Gazouillette

La vie du beau coté

Un si grand désir de silence

Dans le plein silence, dans cette présence au monde que je rêve la plus nue et la plus apaisée possible, le réel entier me rejoint. Ce ne sont plus seulement mes frères humains à qui je fais place mais voici mes frères non-humains : les arbres et les herbes, les oiseaux et les insectes, les éveillés à plumes, à poils et à écailles… Je sens battre ma vie et, parce que j’en suis consciente, viennent à ma conscience toutes ces vies qui ne sont pas les miennes et qui toutes ensemble battent, pulsent, et chantent et s’agitent, et font avec moi monde commun. Le matin bruit de battements d’ailes, de grattements de froissements. Le hérisson ronchonne sous le laurier, les fleurs du lilas se défroissent imperceptiblement. Le ver de terre pousse son tunnel sous les tulipes, trois hérons remontent la rivière et en haut du sapin le merle s’égosille ; autour de moi la ville s’éveille. Je ne suis qu’une poussière dans le vivant multiple. Jamais seule. Oui : je me tais, et voici que tout me parle.

Un si grand désir de silence – Anne Le Maître

L’observation de tout ce qui vit amène a aiguiser ses sens pour voir, entendre, sentir ce qui reste souvent sous le seuil de sensibilité des Hommes. Cette attention aux signaux faibles me fait apprécier le silence. Laure le sait, et m’a fait passer cet extrait du livre Un si grand désir de silence. Son auteure, Anne Le Maître m’a très aimablement autorisé à le reproduire sur la Gazouillette, alors un très grand merci à toutes les deux !


Pour ceux qui souhaitent, un extrait un peu plus long

Le temps est venu de nous asseoir sous l’arbre et d’accueillir en nous la fauvette et le lombric, l’érable ou le laurier non plus pour ce qu’ils représentent (la joie, la victoire ou que sais-je ?), non plus pour ce qu’ils valent à nos yeux (la bonne santé du sol ou la promesse d’une sauce réussie) mais pour ce qu’ils sont, dans leur altérité. Pour ce qu’ils disent d’eux-mêmes dans ce langage non verbal qui est le leur.

Je ne sais si on utilise encore aujourd’hui beaucoup l’expression gai comme un pinson ; et je me demande combien de personnes interrogées dans la rue seraient capables d’identifier un pinson des arbres (fringilla coelebs) parmi d’autres volatiles regroupés de manière pratique mais désastreusement simplificatrice sous le vocable d’oiseaux.

Mais si, taisant un peu mes trop humaines impatiences, je me mets à l’écoute du pinson ; si je découvre la manière dont il allume ou éteint la flamme de son plumage au fil des saisons, passant d’un brun terne hivernal au rose éclatant d’un printemps de conquête ; si je distingue les mâles des femelles et les jeunes des adultes ; si je reconnais parmi d’autres son chant, si je sais à quelle heure, minuscule silhouette débonnaire portant casquette bleue et gilet saumoné, il s’en vient arpenter ma pelouse en quête de graines : n’aurai-je pas davantage compris, rencontré le pinson ? N’aurai-je pas approché une autre manière – la sienne – d’habiter le monde, différente de celle que je pratique ? N’aurai-je pas ainsi gagné un allié sur cette terre ? Et la joie de cette rencontre ne vaudra-t-elle pas une gaîté symbolique passée au rang d’expression galvaudée ? Et si je constate que d’année en année les pinsons des arbres se font moins nombreux, n’aurais-je pas aussi, en plus d’une tristesse légitime (qui voudrait risquer de perdre un ami ?) une information précieuse, une alerte essentielle ? L’accueil du pinson en tant que prochain et commensal enrichit ma vie, enrichit ma relation au monde et la compréhension que j’en ai.

Et je parle du pinson mais dans mon seul jardin – qui n’est pas le mien, on l’a dit, mais tout autant le leur et ils le savent bien : il n’y a que moi pour l’oublier – du bouvreuil pivoine que je n’ai aperçu qu’une fois un matin de Noël au discret accenteur mouchet qui niche dans la haie, j’ai identifié plus de trente espèces d’oiseaux – sans compter ceux qui ont su échapper à ma vigilance. Cette attention m’inscrit dans un cercle plus vaste et mieux irrigué que celui dont je pouvais avoir conscience au départ. Il m’invite, pour reprendre les termes d’Estelle Zhong Mengual, « à la fête des vivants ». À l’écoute de ce qui siffle et de ce qui pépie, de ce qui trotte et de ce qui bourdonne, de ce qui pousse et de ce qui fane, dans le silence je m’ouvre au non verbal qui est tout sauf absence de parole. C’est la société des vivants, qui m’apprend un peu mieux ce qu’est le vivant dont je fais partie. Et si cela déploie un univers infiniment plus complexe que je ne pouvais au départ l’imaginer, cela me remet un peu aussi, de façon salutaire, à ma place.

Dans le plein silence, dans cette présence au monde que je rêve la plus nue et la plus apaisée possible, le réel entier me rejoint. Ce ne sont plus seulement mes frères humains à qui je fais place mais voici mes frères non-humains : les arbres et les herbes, les oiseaux et les insectes, les éveillés à plumes, à poils et à écailles… Je sens battre ma vie et, parce que j’en suis consciente, viennent à ma conscience toutes ces vies qui ne sont pas les miennes et qui toutes ensemble battent, pulsent, et chantent et s’agitent, et font avec moi monde commun. Le matin bruit de battements d’ailes, de grattements de froissements. Le hérisson ronchonne sous le laurier, les fleurs du lilas se défroissent imperceptiblement. Le ver de terre pousse son tunnel sous les tulipes, trois hérons remontent la rivière et en haut du sapin le merle s’égosille ; autour de moi la ville s’éveille. Je ne suis qu’une poussière dans le vivant multiple. Jamais seule. Oui : je me tais, et voici que tout me parle.

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